Jacqueline va au théâtre
Hier, j'avais prévu une soirée tranquille, dans mon fauteuil, devant un bon feu de cheminée. Je m'étais préparé un punch du planteur avec ce rhum exceptionnel que mon fils venait de me rapporter de la Martinique, et j'avais choisi dans ma bibliothèque un Agatha Christie déjà lu deux ou trois fois ; ce qui n'est pas gênant, car ayant très peu de mémoire, je ne me souviens plus du dénouement, et jusqu’à la dernière page je cherche l'assassin. C'est bien pratique ce manque de mémoire qui me permet également de revoir le même film indéfiniment. Ah ! Revoir dix fois « Casablanca » et se demander encore si Ingrid Bergman s'en va prendre l’avion ou revient se jeter dans les bras de Bogart ! Quelle volupté !
Donc hier soir tout était prêt pour une super soirée. J’avais mis mes pantoufles, bourré ma pipe ; il ne me restait plus qu'à l'allumer, quand Jacqueline me dit :
— Ce soir on va au théâtre ! L'avais-tu oublié ?
Effectivement, j'avais oublié.
— Qu'est-ce qu'on va voir ?
— Le Cid.
— Le cidre ?
— Le Cid ! De Corneille ! Tu sais : O rage o désespoir…
— J'aurais préféré…
— Tu n'as rien à préférer du tout. Moi non plus ça ne m'enchante pas, le Cid. Mais tu sais bien que nous y allons parce que nos amis Jean-Claude Villette et Tony Arcas ont dans cette pièce le rôle de leur vie. Il faut toujours soutenir les amis.
Ça me revient. Jean-Claude joue le vieux Don Diègue…
—Et Tony joue Rodrigue.
Et nous voilà au théâtre. Ça commence mal. Y a le paternel de Rodrigue qui se prend une tarte maison.
— Rodrigue as-tu du cœur ? qu'il dit à son lardon.
Et voilà que le type assis à côté de moi se met à tousser. Le mec a dû se choper une bronchite de première avec ce printemps pourris que nous avons. C'est curieux cette habitude qu'ont les gens de venir au théâtre pour tousser. Comme s’ils ne pouvaient pas le faire chez eux, en lisant Agatha. Avouez que c'est gênant. Surtout que ça semble contagieux. Au quatrième rang, une dame donne la réplique. Puis c'est au balcon qu'un vieillard en fin de vie semble vouloir cracher ce qui lui reste de poumons. Du coup nous n'avons pas entendu la réponse de Rodrigue. Jacqueline s'énerve.
— Je vous demande de vous arrêter !
Voilà à peu près ce qu'elle envoie au catarrheux d'à côté, mais en moins poli.
O rage o désespoir…
Le passage à ne pas manquer. Jean-Claude est superbe dans le rôle. Mais voilà, maintenant c'est toute la salle qui tousse.
Tony lui-même, sur scène, y va de quelques raclements de gorge.
Je me sens comme des picotements du côté de la glotte… Je me retiens (Because Jacqueline)
Nous arrivons péniblement à la fin. Rodrigue épouse Chimène. Je ne me souvenais pas de cet happy-end.
Le pot de l'amitié dans le hall. Félicitations, congratulations, accolades, bisous bisous. Je constate que plus personne ne tousse.
Le théâtre a des vertus thérapeutiques.
