Faire son numéro
Faire son numéro.
Hommes, femmes, enfants, vieillards, nous faisons tous notre numéro. Et ne crois pas que cet exercice jubilatoire soit l'apanage des artistes, de ceux qui, comme moi, ont vécu par et pour le public, addicts aux feux des projecteurs, ayant développé un ego surdimensionné. Tous, hommes, femmes, enfants, vieillards, coiffeurs, balayeurs municipaux ou tenancière de maisons closes, tous succombent à cette pulsion innée qu'avait déjà Cromignon dans sa grotte quand il gonflait ses biceps pour impressionner Cromignone.
Je reconnais (tu vois comme je suis honnête) que pour l'éventuel conjoint ça peut être quelque peu exaspérant. Il y a des histoires que je raconte depuis des années, et je les raconte à chaque nouvel ami, nouvelle connaissance qui débarque dans ma vie. Et ce sont forcément toujours les mêmes histoires. Chaque fois, je vois ma compagne lever les yeux au ciel. Elle en a ras de bol d'entendre les anecdotes (savoureuses pourtant) concernant mon voyage à Katmandou. Et c'est sans doute la raison pour laquelle je change très souvent de compagne ; pour renouveler l'auditoire.
Des journalistes demandaient à Yvonne Printemps : « Comment peut-on quitter un homme comme Sacha Guitry ? ». Et elle répondit : « Quand tous les jours, à la fin du repas, le domestique frappe à la porte, que monsieur Guitry demande Qui c'est ?, que le domestique répond C'est le café !, et que monsieur Guitry répond Qu'il entre !; c'est insupportable ».
À mon premier contact avec le public, j'avais 14 ans. Et depuis 60 ans, je n'ai jamais cessé de faire mon numéro. J'ai connu bien des artistes, des acteurs, des chanteurs, des magiciens, des acrobates, des clowns, des auteurs-dramatiques, et tous, sans exception, avaient cette propension à se mettre en avant, à se donner le beau rôle, à faire leur numéro.
J'ai connu des chasseurs qui invariablement racontaient cette chasse légendaire dans les annales cynégétiques, au cours de laquelle ils avaient assassiné deux grives, un lapin de garenne, trois faisans et une vache laitière.
J'ai connu un facteur qui se déchaussait régulièrement au café du commerce, et même chez des particuliers, pour prouver à son assistance à quel point il avait le pied sain, et raconter cette marche journalière de trois kilomètres dans la montagne pour porter dans une ferme isolée le journal, à un berger qui ne savait pas lire.
J'ai connu Elizabeth qui... mais ça je ne vous le raconterai pas.
Et même toi, que je connais bien, que je fréquente depuis longtemps, tu ne peux pas t'empêcher de me faire, à moi, ton numéro. Et je suis certain que tu dois penser de même en ce qui me concerne.
Pauvres humains que nous sommes !
Au fait, je t'ai déjà raconté… ? Oui ? Mais tu as peut être oublié un détail. Alors voilà…
