top of page

PAS DE TÊTE

Elle n'avait pas de tête.

C’est bête de dire ça, car en réalité elle en avait une, et bien jolie, de tête. Elle était blonde, ou brune, ou rousse, c'était variable. Une fois, je la vis même revenir de chez le coiffeur, bleue. Nous étions cependant quelques-uns à connaître sa véritable couleur – peut-être un peu trop à mon goût. Je la trouvais délicieuse. Fraîche, espiègle, câline, et délicieuse. Un seul défaut majeur : elle s'obstinait à refuser d'avoir tort. Le nez dans son erreur, elle n'en démordait pas. J'avais beau lui expliquer qu'on ne dit pas « carapaçon » mais « caparaçon », pas plus que « infractus », mais « infarctus », elle me regardait de ses beaux yeux candides, me considérait avec cette sorte de pitié qu'ont en général ceux qui savent quand ils se trouvent face à d'autres qui ne savent pas, et elle reprenait illico : « carapaçon et infractus ».

Elle m'appelait chéri. Par précaution. Elle avait du mal avec les prénoms. Quand elle ne se surveillait pas, je pouvais être Charles, ou Robert, ou Lucien. Je me souviens encore d'un de ses orgasmes où, au sommet de la courbe, je me suis appelé Maurice.

Une fois, nous fîmes un charmant voyage en Lozère. Voyage d'amoureux ! Nous cherchions un coin idyllique où dans l'enfance elle avait coutume de passer ses vacances en famille.

— Tu vas voir comme c'est beau. Il y a une rivière…

Mais elle ne se souvenait plus du nom du lieu, pas plus que de celui de la rivière. Nous avions visité ainsi quelques cours d'eau. (C'est fou ce qu'ils sont nombreux en Lozère !). Et difficile de se renseigner auprès des autochtones. Va demander à un paysan lozérien une rivière dont tu ne connais pas le nom…

— C'est tout à côté de…

Autre trou de mémoire.

— Un petit village mignon comme tout.

Le premier à qui nous avions demandé où se trouvait ce petit village mignon comme tout, près d'une rivière inconnue, nous avait regardé bizarrement. Les gens de Lozère ont l'habitude des touristes un peu couillons, mais là nous décrochions la timbale.

Et puis, soudain, la lumière, l’illumination, la révélation :

— Il y avait un hôtel. Tu vas voir, ça va te plaire. Et puis un restaurant que je t'en dis pas plus. Rien que des produits du terroir. Et ils te font un de ces couscous… !

Un restaurant en Lozère dont la spécialité est le couscous, ça restreignait évidemment le champ des recherches. Eh bien, malgré cet indice précieux nous cherchions toujours.

— Voilà ! C'est là ! Tourne à droite !

— Tu en es sûre ?

— Certaine.

— Mais ce n’est pas une route ! Tout juste un chemin de terre !

— C'est là, je te dis. Dans cent mètres tu vas voir l'hôtel. Même qu'il s’appelle « Logis de la roche aux fées ».

Miracle. Même le nom de l'hôtel lui était revenu.

Trois heures plus tard nous étions embourbés dans la Lozère profonde. Un paysan qui labourait avec son tracteur tout près de là accepta de nous tirer du bourbier. À nos questions, il répondit que jamais il n'avait entendu parler d'un « Logis de la roche aux fées », mais qu'il connaissait un « Hôtel des voyageurs » à Mende.

Nous y passâmes une agréable semaine, avec vue sur les voies de chemin de fer. Et pas une fois nous ne mangeâmes un couscous lozérien.

Plus tard, ma relation avec cette blonde (brune, rousse ou bleue) s'étant terminée, j'appris, par sa sœur, avec laquelle j'étais resté en contact, que le village en question était dans les Vosges, près d'un lac, et que le « Logis de la roche aux fées » où l'on mangeait ce fameux couscous se trouvait à Marseille, tenu par un couple de rapatriés.

D’ailleurs, il ne s'appelait pas « Logis de la roche aux fées », mais « Aux merguez de Bab el Oued ».

 
Featured Posts
Recent Posts
Search By Tags
Follow Us
  • Facebook Classic
  • Twitter Classic
  • Google Classic

FOLLOW ME

  • Facebook Classic
  • Twitter Classic
  • c-youtube
bottom of page